Portrait de Jorge Amado
Oswald de Andrade, in Ponta de lance, 1972

 
Un jour, à Rio, quand je cherchais aux défuntes éditions Ariel, de Gastão Cruls, un volume de Serafim Ponte Grande, je fus interpellé par un garçon à moustache que je ne connaissais pas, sur l'état de mes relations avec un poète cher. Comme cette amitié était en crise, je répondis: "Je suis très infidèle..." Et le châtiment vint. Jamais en un demi-siècle d'existence, aucune fidélité n'allait me lier à quelqu'un comme à cet adolescent qui s'appelait Jorge Amado. Je lui dois plus qu'une résurrection.
 
Je m'étais résigné à un climat d'absolue solitude quand je le rencontrai. Et, de cet enfant qui avait écrit un livre - Le Pays du Carnaval -, vint un si constant et si chaleureux appui à tout ce que je faisais que je remerciai le destin de l'ingratitude de mes anciens commensaux. J'allais recommencer mon existence littéraire aux côtés de quelqu'un qui représentait réellement une génération. Et ce quelqu'un s'appelait Jorge Amado. La lutte continua et la pauvreté persista. Quand j'allais à Rio, non plus parmi les lambris des grands hôtels où la presse naguère me rendait visite, mais dans une modeste chambre d'un petit hôtel de Lapa, que nous appelions le Robalhinho-Palace, c'était Jorge qui venait me voir, avec cette autre intelligence de grande classe qu'est Queiroz Lima, pour de grandes matinées de bavardages et de grandes nuits de cigarettes et de café. Il avait alors publié Cacao et Suor, cette trichromie de la misère qui le plaçait sur le même plan que Michael Gold. Un jour il m'apporta Jubiabá ("Bahia de Tous les Saints"). Et, stupéfait, je vis que l'enfant de la librairie Ariel avait écrit une Iliade nègre.
 
Dans les régions du mythe, la psychologie n'a qu'un rôle moteur. De telle sorte que les figures homériques de Jorge Amado rendent superflu l'approfondissement intérieur. Elles sont mythe et représentation et elles sont simples. Leur climat est l'action, leur moyen de communication est l'aventure, leur finalité est le vouloir-vivre, leur pouvoir s'accomplit dans la sympathie.
 
Terra do Sem Fim ("Terre Violente") transcende le roman, il est oeuvre de rhapsode et chant de barde. Et rien ne répond mieux à la nature poétique de son auteur que ce défilé héroïque d'hommes de main et de sicaires, d'avocats et de "colonels", de dames romantiques et de femmes de mauvaise vie, dans ce drame de la conquête de la forêt par les premiers grands propriétaires bahianais.
 
Dans ce livre admirable, il n'y a pas de figure qui l'emporte. Le background fourmille de héros vivants, d'héroïnes pures et simples. Les femmes de Tabocas et de Ferradas sont d'une simplicité biblique. Le nègre tueur aussi. Tout ce monde-là réalise, dans le Brésil du Cacao, la première avancée de la civilisation et de l'économie. Et c'est dans l'économie, dans l'histoire économique de la terre, que s'enracine la fiction pour leur donner poids, structure et vérité.
 
Jorge Amado réalise puissamment l'ascension annoncée dans Suor, magistralement poursuivie dans Jubiabá.