Faux Printemps
Jean-Claude Izzo, in Vivre Fatigue (Librio, 1998)

 
 
Osman s'assit sur le banc. Tous les jours, depuis un mois, il venait et il s'asseyait sur ce même banc. Quand, parfois, d'autres personnes l'occupaient, il continuait son chemin dans le parc. Il marchait jusqu'à ce qu'une place se libère sur le banc. Une fois, comme ça, il avait fait sept fois le tour du parc. Deux heures à tourner, les mains dans le dos.
 
Ce banc, pourtant, n'avait rien de particulier. Il y en avait des tas d'autres semblables dans le parc, et, sans doute, dans tous les autres parcs de Marseille. Mais ce banc, Osman, il avait décidé que ce serait le sien. C'était aussi simple que ça.
 
Les premiers jours où il était venu flâner ici, dans le parc Borely, il avait constaté que chacun semblait avoir sa place habituelle. Les vieux, les femmes seules, les mères de famille aveur leur landau. Les gens du même banc discutaient entre eux, comme en famille. Ils riaient ensemble, et s'embrassaient parfois avant de se quitter.
 
- La place est libre? avait-il demandé la première fois.
 
La jeune femme donnait le biberon à son nouveau-né.
 
Elle avait levé les yeux sur lui.
 
Osman aima ses yeux et son sourire. Tout de douceur. Dans la ville, il croisait plus souvent d'autres regards. Plus durs. Hostiles. Il savait, cela ne tenait pas seulement à son allure générale - il s'habillait, comme beaucoup d'autres de revenu modeste, au marché de la Plaine: des pantalons de toile à cinq francs, des chemises à carreaux aux couleurs vives à dix francs les trois - mais à ce qu'il était: un ouvrier immigré, enfin plus exactement un immigré chômeur.
 
- Je crois, oui.
 
- Merci, il avait dit.
 
Et il s'était assis, intimidé, au bout du banc.
 
Bien plus tard seulement, il s'était laissé aller à mieux occuper sa place sur le banc. En faisant lentement glisser ses fesses chaque fois qu'il croisait et décroisait ses jambes. A un moment, la jeune femme lui avait lancé un autre regard, et il avait eu peur qu'elle ne prenne peur de lui.
 
- On est bien, ici, il avait dit. Pour dire quelque chose d'apaisant.
- Oui.
 
Puis elle avait crié après Marius et Antonin, ses deux autres enfants, qui s'amusaient à jeter de la terre sur les pigeons. C'étaient de beaux enfants. Son fils, à Osman, venait d'avoir cinq ans. Le même âge, ou presque, que le petit Antonin. Gülnur, il s'appelait. Lui aussi, il était beau. Antonin avait couru maladroitement vers sa mère, et Osman avait songé à Gülnur qu'il n'avait pas vu grandir.
 
Aysel, sa femme, n'avait rien dit quand il lui avait annoncé son départ. Il n'y avait rien à dire, d'ailleurs. A Bilcenik, son village d'Anatolie, il était le dernier homme de trente ans. Tous étaient partis. Tous envoyaient à leur famille de quoi vivre chaque semaine. Et tous reviendraient un jour ou l'autre les poches bourrées d'argent. Ce jour-là, Gülnur venait d'avoir un mois. Il ne l'avait pas revu depuis. "Tu as un beau fils", écrivait Aysel dans ses lettres. Mais lui, Osman, il était incapable de l'imaginer, son fils.
 
 
Osman étira ses jambes. Il regarda autour de lui. Il connaissait maintenant presque tous les habitués du parc, des bancs, par leur prénom, même si aucun d'eux ne lui adressait la parole. Il se nourrissait de la vie des autres, des histoires qu'il entendait.
 
Jocelyne, la jeune maman, était la seule à partager le banc avec lui. Du moins quand il venait s'asseoir. Après, d'autres personnes l'occupaient. Une autre mère de famille, plus âgée que Jocelyne, et une dame qui aurait pu être sa mère.
 
Osman s'en était aperçu un jour qu'il était revenu vers le banc, un quart d'heure après l'avoir quitté. A l'arrêt de bus, il s'était souvenu qu'il avait oublié le sac en papier de son casse-croûte. Une tomate, un fruit, un morceau de pain, un bout de fromage de brebis parfois. Il ne voulait pas qu'on lui reproche ça, de ne pas avoir jeté les déchets dans une des petites poubelles vertes du parc. Le sac papier, en boule, était par terre à côté du banc. Poussé par la vieille dame, sans doute.
 
- Excusez-moi, il avait dit en le ramassant.
 
La vieille dame ne l'avait même pas regardé. L'autre maman non plus. Jocelyne avait souri. Lui avait souri, il pensa. Et, depuis, même s'il n'osait pas engager la conversation avec elle, il s'était pris d'affection pour cette jeune femme.
 
 
Les jours passant, Osman s'était enhardi à parler avec Marius et Antonin, à jouer avec eux. Il renonçait de plus en plus à s'acheter un fruit pour avoir toujours quelques bonbons dans sa poche. Les enfants aiment bien les gens qui leur offrent des bonbons. Dans tous les pays.
 
- Je peux leur donner? il avait demandé à Jocelyne, en exhibant deux grosses sucettes.
 
C'était hier.
 
- Oui, si vous voulez.
 
Marius et Antonin étaient aux anges.
 
- Et qu'est-ce qu'on dit? avait lancé Jocelyne.
 
Osman avait eu droit à deux mercis, et à deux bisous. La première fois depuis cinq ans que des enfants l'embrassaient. Ca lui fit chaud au coeur. Tout n'est pas foutu, il pensa.
 
Et, le soir, dans on petit meublé de la rue Consolat, il se remit à espérer. A rêver qu'Aysel et Gülnur pourraient enfin venir le rejoindre à Marseille. Il s'était endormi en s'imaginant avec eux, au parc Borely, tout à sa joie de présenter bientôt Aysel à Jocelyne, Gülnur à Marius et Antonin.
 
Oui, c'était ça qui allait arriver.
 
 
Le soleil était bon, ce jour-là. Un beau soleil de printemps. Il avait mangé une part de pizza, achetée à un marchand ambulant près de la plage, et il s'était assoupi en réfléchissant aux moyens de faire venir sa famille.
 
Il ne savait comment s'y prendre, Osman. Lui, il était entré clandestinement en France, par la frontière italienne. A travers les montagnes. Il avait payé, très cher, un passeur, qui l'avait abandonné en cours de route. Il en avait payé un second, à Vintimille. Un honnête homme celui-là. Un vieux paysan. Mais il ne voyait pas Aysel et Gülnur suivre la même route. Une nuit complète de marche dans des sentiers difficiles, et, pour finir, un chemin muletier qui grimpait dans une gorge sombre jusqu'à une coulée de pierraille.
 
Non. Il rêvait du train pour eux, et d'un visa touristique. Mais est-ce qu'on pouvait avoir droit à un visa touristique pour venir voir quelqu'un qui n'avait même pas de carte de séjour? Il faudrait qu'il aille se renseigner dans une association qui s'occupait d'eux, les sans-papiers. Et demander comment il pouvait faire, pour Aysel et Gülnur.
 
 
Il ouvrit les yeux, et il aperçut Jocelyne et les enfants qui arrivaient. Un homme les accompagnait. Du doigt, elle désigna le banc. Et Osman. Ils vinrent dans sa direction. Jocelyne ne lui adressa pas de sourire quand ils arrivèrent devant lui.
 
- 'Jour, fit Antonin.
- Emmène les enfants, dit l'homme à Jocelyne.
- Il n'a rien fait, Georges, répondit Jocelyne. Timidement.
- Va te promener, j'ai dit!
 
Jocelyne s'éloigna, les yeux baissés sur le landau qu'elle poussa rageusement devant elle. Marius et Antonin la suivirent, la tête tournée vers Osman.
 
Osman s'était levé.
 
- J'suis le mari.
- Bonjour, dit Osman, en tendant sa main.
 
Le regard de Georges était de ceux qu'Osman n'aimait pas. Il n'y avait pas de place pour lui dans ce regard. Ni dans la vie, ni même sur un banc dans un parc.
 
La main d'Osman resta dans le vide.
 
- T'aimes les enfants, y paraît.
- Oui, monsieur. Et les vôtres, ils sont beaucoup beaux.
- Salaud! cria Georges.
 
Et il remonta vivement son genou dans les couilles d'Osman.
 
La douleur le plia en deux. Un coup de poing le redressa. Il s'effondra sur le sol. Il haletait. Comme dans le col avec le passeur.
 
- Vous avez une adresse à Marseille? il lui avait demandé quand ils firent une pause.
- Je me débrouillerai, avait répondu Osman.
 
Depuis, il s'était toujours débrouillé. A Toulon, d'abord. Puis ici, à Marseille. Seul. Un peu trop fier, peut-être.
 
 
Un coup de pied dans les côtes le souleva, Osman. Il fit sombre autour de lui. Des gens l'entouraient. Il eut envie de sourire. De dire bonjour. De s'excuser. Une erreur, c'était une erreur. Il était désolé de troubler le calme du parc.
 
- Y fait chier mes mômes, dit Georges, en lui balançant un autre coup de pied.
- Je l'ai vu faire, dit une voix de femme.
- 'Sont tous rien que des pédophiles, ces putains de bougnoules.
 
Les yeux fermés, Osman chercha désespérément une image de Gülnur. La seule qui lui vint fut celle d'Antonin. Il lui souriait.
 
- Antonin, il murmura.
 
 
Il fut soudain au-delà de la douleur. Les coups de pied s'abattirent sur tout son corps. Tout le monde sembla s'y mettre. S'acharna sur lui. Le dernier coup lui sembla être le dernier. Mais il ne put le vérifier. Sa rate venait d'exploser.
 
Il n'entendit pas non plus Antonin demander à Jocelyne:
 
- Dis, pourquoi c'est un méchant, le monsieur?