Entretien avec Jean-Claude Izzo
Hervé Delouche, in Regards, 1997

 
 
Dans Total Kheops, un vieux bouquiniste offrait à Montale enfant son premier livre: Lord Jim, de Conrad. On le retrouvait, adulte, lisant En Marge des Marées. Votre nouveau livre, Les marins perdus, fait penser bien sûr à cet auteur. Peut-on évoquer cette filiation, et plus généralement votre intérêt pour la littérature de voyage?
 
Il y a une littérature comme celle de Conrad, dont je me revendique, une littérature qui regarde le monde avec un écrivain qui a un point de vue sur ce dernier. Et puis il y a une littérature sans point de vue. Conrad, ce n'est pas que la mer. On sait qu'il a été voyageur, mais son sujet, à la limite, ce n'est pas les navigateurs, c'est le monde entier. Ce qu'il met en avant, ce sont des drames universels. Conrad travaille sur les hommes, sur les femmes, sur les drames qui se tissent. C'est de leur contact, de leur friction, que naît une pensée, et pas l'inverse. Ce n'est pas à partir d'un argument intellectuel qu'on bâtit du romanesque.
 
Est-ce que le roman noir, qui vous est cher, et le travel writing n'ont pas ce souci commun de dire le monde, de raconter les histoires des hommes?
 
Oui, mais il est étonnant qu'aujourd'hui, même en Série Noire, il y ait peu de livres sur la banlieue. Pourtant, dès qu'une banlieue pète, tout le monde envoie journalistes et cameramen pour essayer de comprendre ce qui se passe. Alors qu'il suffit d'y être avant, de voir les bars, les conditions de vie, de discuter avec les jeunes pour savoir qu'une partie de la vraie vie est là. C'est plein d'histoires, et c'est quand même étonnant qu'on n'en parle pas, qu'on ne raconte pas ce qui se fait. Alors qu'on prend n'importe quel bouquin américain et on se retrouve plongé dans une réalité. Ici, il y a l'actualité avec ses violences, la drogue, le crime, etc. Mais, dans le roman, on n'en entend pas parler. Pourquoi? Quelle est la difficulté d'approche de ce monde-là? Je fais partie de ceux que tout cela intéresse, non pas comme voyeur, mais parce que c'est là que les choses les plus dures se jouent aujourd'hui.
 
A travers vos romans, c'est une Marseille bien réelle qui vit, attachante et passionnée, où se mêlent musiques, cuisines, culture du monde entier. N'a-t-elle pas aujourd'hui valeur de symbole?
 
Tout n'est pas rose à Marseille, on connaît les problèmes économiques, sociaux qui la frappent. C'est une ville sans boulot, sans argent, et pourtant les jeunes y restent. Aujourd'hui, c'est une ville de l'imagination, qui rêve, invente en permanence et le fait à partir de tout ce milieu métissé. Le métissage est une tradition à Marseille. Mon père était italien, ma mère espagnole, et une de mes premières amoureuses était arménienne... Ca, aucun interdit ne peut l'arrêter. En plus, chez certaines communautés, se transmet un héritage qui est celui de l'exil. Mon père avait quitté l'Italie à cause de Mussolini; il y a les Espagnols qui ont quitté leur pays à cause du franquisme, ceux qui ont quitté la Grèce à cause de la dictature, l'Arménie à cause du génocide. C'est dans les familles où cet héritage, avec toutes ses raisons, est oublié qu'on en arrive à voter Front National. Si on assume ce passé d'exilé, c'est tout à fait impossible. Je crois que, consciemment ou pas, les jeunes d'aujourd'hui savent d'où ils viennent, du fascisme ou de la misère. Et il n'y a aucune raison pour qu'ils soient attirés! Quand on voit un jeune plasticien de la cité la plus ancienne des quartiers Nord, Bassens, Malik Ben Messaoud, qui reconstitue, pour la mettre au-dessus de la cité, la tête de la statue de la liberté, il dit: la liberté est là, pas en Algérie, mais chez moi. Et même si la cité est cradingue, les gens se mobilisent pour que la ville ne la rase pas. L'héritage de Malik et des autres habitants, c'est elle. C'est là qu'ils ont grandi, souffert, aimé; ce qu'ils veulent, c'est qu'on la rénove, pas qu'on les déplace à leur tour et qu'ils perdent leur propre histoire, leur propre culture. Tout ce qu'on défend ailleurs sur le multiculturalisme, le métissage, tout est là, et d'autant mieux que cette ville n'a pas de banlieue; les cités ne sont pas à l'extérieur, elles sont dans la ville. La banlieue, c'est où on vote FN, c'est les petits cadres, c'est tous ceux qui n'ont plus rien à perdre et qui croient qu'ils vont encore perdre. Sans faire preuve d'angélisme, je crois que ce qui est en cours à Marseille ne peut pas être défait. Ce métissage existe depuis qu'un marin phocéen est venu coucher avec une princesse ligure; la ville est fondée sur cette rencontre qui se perpétue, bien ou mal par moments, mais l'espoir est de ce côté.