Chien de nuit
Jean-Claude Izzo, in Vivre Fatigue (Librio, 1998)

 
 
Ils étaient deux. Un garçon et une fille. La fille s'approcha et demanda à Gianni s'il avait du feu.
 
L'instant d'après, il ne savait plus ce qui lui arrivait. Ou presque. Parce que, avant que tout ça ne lui arrive, Gianni leva les yeux vers elle. Cette fille. Une croix gammée pendant à son cou plongeait dans ses seins.
 
De gros nichons, il avait pensé.
 
Juste ça. Et qu'elle avait des yeux verts aussi. Un vert pisseux.
 
Il regarda ensuite le type qui l'accompagnait. Crâne rasé. Veste de treillis. Un skinhead. Un mètre quatre-vingts, ou presque. Et bâti comme une armoire. Puis, de nouveau, Gianni regarda la fille.
 
Se battre ne lui faisait pas peur, à Gianni. La violence, il connaissait. Sa raison de vivre pendant des années, en Italie. Prolétaire armé pour le communisme, il avait été. "Un subversif déclaré, avait dit le juge. Un criminel." Mais, aujourd'hui, il s'était rangé du terrorisme. Une autre vie, en France, après bien des errances. Avec femme et enfant. Un boulot de traducteur. Et un statut de "politique" qui lui interdisait de retourner en italie. Lui interdisait les bagarres aussi. Et des tas d'autres conneries encore.
 
 
- Non, s'entendit-il répondre. Tout en tirant sur la clope, une Lucky Strike, qu'il venait d'allumer en sortant du métro Réformé-Canebière.
- T'es un marrant, hein, connard! ricana le skinhead.
 
Il fit claquer ses doigts pour dire ça.
 
Le corps de Gianni s'était raidi. Prêt à se défendre. Il ne lâchait pas le skinhead des yeux. Sûr qu'il allait tenter quelque chose. Un coup de poing. Un coup de boule. Il les connaissait, ces enfoirés.
 
Il laissa tomber sa cigarette et, mentalement, s'assura de la position de ses pieds.
 
Le skinhead avait une tête de plus que lui. Plus musclé. Plus lourd aussi. Gianni se dit qu'il devait frapper le premier. Mais il attendit. Peut-être éviterait-il ça, se cogner avec ce mec.
 
Il était surtout pressé de rentrer. Fabienne l'attendait. Le gamin était chez sa grand-mère. Fabienne et lui s'étaient promis une fête en amoureux. Un de ces tête-à-tête où l'on oublie le couple pour se retrouver amants. Il n'avait jamais aimé comme il aimait cette femme.
 
 
- Tsss, tsss... fit la fille entre ses dents.
 
Gianni lui jeta un nouveau regard. Elle avait quelque chose d'un serpent. Un corps maigre, tout en longueur. Un visage étroit, sans lèvres ou presque. Seuls ses seins faisaient d'elle une fille.
 
Elle ne bougeait pas, lui non plus.
 
Personne ne bougeait.
 
Il y eut un silence, lourd. Epais comme l'éternité. Puis le skinhead siffla. Simplement. Comme on siffle un chien.
 
Gianni sentit le choc dans son dos. Violent. Ses poumons semblèrent se vider. L'air lui manqua pour réagir. Le poids du chien le paralysa. Collé à lui, les pattes sur ses épaules. Gianni tomba à terre.
 
Il tenta de rouler sur le côté. En vain. Le chien le maintenait au sol. Sa gueule, grognante, maintenant devant son visage.
 
Gianni ne fit plus un geste.
 
Ces chiens-là, bergers allemands, il connaissait. Chiens de garde du capitalisme, disait-on alors. Chiens de tous les flics. De tous les fascismes. De toutes les peurs bourgeoises.
 
Il ferma les yeux. Pour reprendre sa respiration.
 
Se calmer.
 
Il fallait qu'il se calme.
 
Bon, il s'était fait niquer.
 
Sa vie défila devant ses yeux. Moins d'une minutes pour revoir quarante ans de galères. Jusqu'à Fabienne. Fabienne dans l'amour. Fabienne et l'enfant. Fabienne qui l'attendait, un sourire aux lèvres.
 
La bave du chien dégoulinait sur ses lèvres. Il redécouvrit le sens du crachat. La première fois où il avait craché sur un flic, lors d'un interrogatoire. Mais il ne cracha pas sur le chien. Il attendait. Il se dit: "Est-ce que c'est ça, ma nouvelle vie? Accepter l'humiliation de ces enfoirés de salopards de skinheads?"
 
L'envie de se battre, de tuer.
 
Il ne bougea pas. Il attendit. Il ferma les yeux.
 
Marseille, il y était comme chez lui. En famille, presque. Tout lui parlait dans sa langue natale. Il vivait dans cette ville avec la certitude que l'impossible ne se produit jamais. Il avait, peu à peu, désappris toutes les règles de sécurité qu'on lui avait enseignées. Oublié aussi sa paranoïa. Quelqu'un qui marche derrière vous dans la rue. Une lettre qui arrive décachetée. Une femme qui s'excuse au téléphone pour avoir composé un faux numéro... Tout ça.
 
Un homme normal, il était devenu. Avec une femme normale. Un enfant normal. Un boulot normal. De l'argent gagné normalement. Et des sommeils paisibles, enfin.
 
Il rouvrit les yeux. Le chien était comme à l'arrêt sur lui.
 
La fille s'accroupit et fouilla dans les poches du blouson de Gianni. Elle trouva son briquet. Un Dupont. Cadeau récent de Fabienne pour son anniversaire.
 
La fille alluma sa clope et mit le briquet dans sa poche.
 
- Tu vois qu't'en avais du feu, connard!
 
Gianni ne répondit pas.
 
Il se dit que quelqu'un finirait bien par voir ce qui se passait, là sur le trottoir, à deux pas du métro. Mais les gens entraient et sortaient du métro sans regarder vers eux. Vers lui. Il se prit à espérer voir apparaître une voiture de flics.
 
Il n'en vit pas.
 
Il ne pouvait compter que sur lui. Il avait désappris ça aussi. Ne compter que sur soi-même. Il rassembla ses forces. Les muscles tendus. Bondir. Rouler. Bouger. N'importe quoi.
 
Mais vite.
 
 
La fille était toujours accroupie derrière lui. Elle tira une dernière fois sur sa clope. Puis, d'un geste brusque, elle l'écrasa sur le front de Gianni.
 
Il hurla. Le chien grogna plus fort.
 
Elle se releva.
 
- On y va, elle dit à son copain.
- Attaque! il cria.
 
Et la gueule du chien se referma sur le cou de Gianni.