Portrait d'Arthur Koestler
Manès Sperber, in Arts, Juin 1958

 
 
 
Les yeux fermés, cette figure d'adolescent exprime naïvement la sensualité déçue ou satisfaite; les yeux ouverts, la curiosité, la soif de savoir tout ce qui se cache sous le masque du connu, derrière la partie avouée de la réalité. Depuis les quelques 25 ans que je connais Arthur Koestler, son physique a peu changé. Pourtant, ce quart de siècle a été pour lui bien rempli: il était avec la gauche vaincue en Allemagne, avec les paysans mourants de faim en Ukraine, avec l'émigration militante en France, avec les républicains en Espagne, dans la cellule du condamné à mort à Malaga et à Séville, dans le camp du Vernet, dans la Légion étrangère en Afrique, pendant les grands bombardements dans une prison de Londres, dans l'armée anglaise, en Palestine avec les premiers terroristes sionistes et, plus tard, pendant la guerre judéo-arabe, avec les premières unités de l'armée israélienne.
 
Quand je l'ai rencontré pour la première fois, c'était un jeune dandy, un journaliste qui venait de faire une carrière vertigineuse. Peu d'années après, à Paris, en 1934, ses préoccupations les plus urgentes étaient: détruire le fascisme, transformer l'univers par la révolution prolétarienne, apprendre à se supporter soi-même et ses camarades, et en attendant, trouver les 10 francs, disons les 5 francs, pour se payer un café-crème, deux petits pains, quelques cigarettes et le billet du train de banlieue qui devait le ramener au grenier où il dormait. Il préparait une série d'articles pour le Parti. L'Intransigeant les publia sous le titre "L'Allemagne souterraine". Nous n'étions pas mesquins - il est possible, même probable, que ces jours-là l'on ait donné au camarade Arthur les moyens de s'acheter en plus de quelques croissants un paquet de celtiques. C'était presque de trop, car la seule chose qu'il voulait, lui, c'était d'être utile à la cause, se dévouer entièrement. C'est pourquoi on l'envoya bientôt en Sarre pour qu'il tente quelque chose d'impossible. Et pour qu'il ne perde pas l'habitude d'assister à nos défaites avant qu'elles ne soient pas nommées triomphes: triomphes dialectiques.
 
Drôle de garçon: il semblait s'accommoder de tout, sauf de ces métamorphoses par l'encre d'imprimerie, de cette transsubstantation du sang inutilement versé. Il devint de plus en plus incapable de contribuer au mensonge organisé au nom de la vérité, de la cause.
 
Un jour, à Malaga, les nôtres s'étaient déjà, retirés et les fascistes s'infiltraient dans la ville abandonnée sans combat, Koestler commit un acte de folie lucide: il ne s'enfuit pas. Il lui fallait ne regarder que l'ennemi pour rester lié à la cause, pour pouvoir oublier le désordre cruel et la bassesse de son propre camp: mourir assassiné pour ne pas voir un grand amour se défaire dans la dégradation.
 
Dans les semaines et les mois où nous tremblions pour sa vie, je revoyais ses yeux d'un bleu d'enfant, yeux à deux étages: au-dessus une ironie sans bornes, au-dessous une souffrance que cette ironie rend intolérable et muette en même temps.
 
Echangé contre la femme d'un officier franquiste, Koestler a ramené les notes qu'il avait prises en attendant son exécution: Le Testament Espagnol, sa plus belle oeuvre. Le survivant est un vivant sans doute, mais il demeure conscient de ce que le soleil peut se coucher à midi, et il reste solidaire de certains morts devant lesquels il doit tous les jours justifier sa survie. Il n'échappe plus au dialogue avec la mort, au thème obsédant de celui-ci: le sens de la vie, de l'être et du paraître, de la victoire et de la défaite.
 
Mais c'est Le Zéro et l'Infini qui a assuré à Koestler cet immense succès que peu de contemporains sont disposés à lui pardonner. Pour déprécier l'écrivain, on lui reproche une adresse stupéfiante et l'on colporte ses dernières et les plus remarquables parmi celles-ci: d'avoir attaqué, en Angleterre même, la politique britannique à l'égard de la Palestine et d'avoir osé défendre les terroristes juifs qui venaient de pendre en représaille deux sergents anglais; d'avoir attaqué le premier gouvernement israélien, ses institutions provisoires et insuffisamment démocratiques pendant la guerre même. Cet écrivain, il est vrai, va souvent trop loin dans la bonne direction, parce que d'autres n'y vont pas assez loin. Certaines maladresses criantes de mon ami Koestler s'expliquent par l'habileté avec laquelle d'autres savent se taire ou parler toujours en heureux coïcidentalistes.
 
Quand Koestler m'annonça qu'il allait écrire son autobiographie, j'aurais voulu l'en dissuader, prévoyant qu'il ne jouerait évidemment pas le jeu. Le jeu des mémorialistes: ils doivent user de la sincérité discontinue, savoir quand et comment oublier, bien choisir les petites choses dans lesquelles ils se déprécieront eux-mêmes pour mieux se grandir dans les grandes choses. Innocents persécutés, ils doivent imperceptiblement se changer en innocents persécutants. Pour écrire une autobiographie "comme il faut", on doit être "de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai... En ne disant qu'une partie de la vérité, ils ne disent rien". C'est le plus faux et le plus sincère des faux sincères qui a écrit ces lignes et ne les a pas publiées: Jean-Jacques Rousseau. Sa technique de confession nous est aujourd'hui particulièrement bien connue grâce aux passionnants livres que Jean Guéhenno lui a consacrés.
 
La sincérité en tant que vertu est, comme toute vertu, une disposition louable mais peu efficace. Elle assure au pécheur les délices et le réconfort d'un repentir qui le réconcilient aisément avec lui-même. La sincérité de Koestler n'est pas une telle vertu, mais une passion violente, dévorante, qui lui fait mal. Et c'est elle qui le pousse à écrire une autobiographie avant qu'il ne se soit réconcilié avec lui-même. Mais il est peut-être aussi las d'attendre cette réconciliation.
 
"... Le lendemain seulement, Jacob s'aperçut qu'il avait épuisé ses ardeurs non sur l'adorable Rachel, mais sur la hideuse Leah. Je me demande s'il a jamais pu guérir d'avoir couché avec une illusion."
 
Koestler se fait inutilement des soucis pour son ancêtre Jacob qui, lui, comprit vite et sans psychanalyse que Rachel de la veille et Leah du lendemain sont toujours la même personne. L'auteur de La Corde raide, homme d'un sens des réalités extraordinaire et riche de très vastes et profondes expériences, lui, continue infatigablement la recherche d'un premier amour éternel, d'une cause inaltérable par les événements, d'une Rachel qui jamais ne deviendrait une Leah.
 
Un croisé sans croix, un fervent croyant sans foi, Koestler se condamne à vivre sur la corde raide. Les imbéciles et les inconscients s'imaginent qu'il y reste pour les amuser. Ils ne comprennent rien à la tragédie de notre temps que cet excellent écrivain exprime comme il la vit: avec une impitoyable honnêteté.
 

Manès Sperber, né à Zablotow en 1905, mort à Paris en 1984. Il est le collaborateur d'Alfred Adler à Vienne, avant de s'établir à Berlin, où il enseigne la psychologie individuelle et sociale, puis à Paris où il publie de nombreux essais et plusieurs romans (Plus profond que l'abîme, Et le buisson devint cendre).