Dîner chez Camus
Mamaine Koestler, in Journal, 1947

 
 
 
8 octobre 1947 - Dîner chez Camus; nous avons tous apporté nourriture et boisson; K. et moi, après un marché soigné dans la rue de Buci, vînmes avec un poulet froid, une langouste et du champagne, car bien qu'il y eût une foule d'autres délicieuses choses à acheter, nous ne pensions pas que les Français les trouveraient dignes d'être mangées. Nous prîmes toutefois, pour nous deux, des crevettes et des palourdes que dédaignèrent en effet les autres, excepté Mlle Labiche. Les autres invités étaient: Sartre et Simone, Kappy et sa femme, Celia Kirwan.
 
K. se mit à parler d'un "rideau de fer" qui, depuis 1939, avait éloigné les intellectuels français de la culture anglo-saxonne et il dit qu'il était dommage que, sans que ce soit leur faute, ils ignorent tout des derniers progrès, par exemple en psychologie, biologie, neurologie; et aussi, ce qui était très important, qu'ils ne soient pas familiarisés avec la sémantique, en particulier qu'ils n'aient jamais lu The Meaning of Meaning. Nous racontâmes comment nous avions fait connaissance, au Méphisto, de la femme de Merleau-Ponty qui est médecin et participe aux opérations du cerveau, et que K. lui avait demandé si elle avait jamais assisté à une opération sur le 3e ventricule et si elle connaissait le syndrome de Foerster, et qu'elle n'en avait manifestement jamais entendu parler. Nous dîmes alors que nous trouvions curieux que Merleau-Ponty, qui écrit des livres de psychologie, n'ait pas poussé sa femme à s'intéresser à cela.
 
Sartre et Camus exprimèrent des regrets polis pour leur ignorance mais n'en parurent pas vraiment affectés. Ils dirent qu'ils n'avaient jamais pensé qu'il y eût des ventricules dans le cerveau mais seulement dans le coeur; ils pensaient, en outre, que la psychologie et les sciences empiriques n'avaient rien à voir avec la philosophie et qu'en conséquence elles ne les intéressaient pas. Cela ne m'a pas surprise, Camus (qui s'emballait à ce sujet) m'ayant dit que rien d'intéressant n'était jamais sorti des travaux de laboratoire et qu'en particulier, il était peu probable que rien qui en vaille la peine ait jamais été accompli dans les laboratoires américains.
 
Plus tard, dans la soirée, alors que nous avions tous bu passablement, et que les Kaplan étaient partis, Sartre se mit à attaquer Kappy en termes violents. Il dit d'abord que la vie sexuelle de Kappy était de nature à lui faire penser que Kappy était un salaud. Nous dîmes: "Qu'est-ce que cela vient faire là-dedans?" et Sartre ajouta: "La vie sexuelle fait partie de l'homme". Cela nous mit, K. et moi, de mauvaise humeur, alors Sartre laissa tomber la vie sexuelle et se mit à accuser Kappy d'être anti-sémite, anti-nègre et anti-libéral. Nous savions bien sûr qu'il n'en était rien, mais K. était tellement à cran qu'il injuria Sartre et lui dit: "Que parlez-vous de liberté quand, pendant des années, vous avez dirigé une revue communisante et excusé ainsi la déportation de millions de personnes des Etats Baltes, etc. ?" Sartre en fut un peu décontenancé mais, comme de toute façon, l'atmosphère était devenue intolérable, nous partîmes. Par la suite, nous ne comprîmes pas exactement comment nous avions pu passer de Kappy à cette très brutale attaque contre Sartre, et K. écrivit à Sartre une lettre d'excuses à laquelle Sartre répondit par un mot très gentil; ainsi, tout fut pour le mieux.