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Michel Leiris
 
 
 
 
 
 

 
 
Né à Paris en 1901, Michel Leiris est à la fois poète, ethnographe, critique d'art et essayiste, mais c'est son œuvre autobiographique qui s'impose nettement comme la partie la plus imposante de son activité d'homme de lettres.
 
Tout au long de sa vie, Leiris mêlera son nom à certains courants de pensée qui ont marqué d'une empreinte indélébile l'histoire de la littérature et des arts au XXe siècle. Le nom de Leiris se murmure pourtant à peine lorsqu'on parle du surréalisme, du Collège de Sociologie ou de l'existentialisme. Cet homme qui, de son propre aveu, a toujours préféré le rôle de second à l'éclat des premiers rôles, est l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle.
 
Michel Leiris a fait son apprentissage en poésie sous la férule de Max Jacob. En 1922, il rencontre le peintre André Masson qui devient son "mentor". C'est par son intermédiaire que Leiris adhère au mouvement surréaliste. Masson va l'encourager à écrire; le premier livre imprimé de l'écrivain porte la marque du peintre. Simulacre (1925), un recueil de poésies, est en effet orné de lithographies de Masson.
 
En 1926, Leiris se marie avec Louise Godon et devient le beau-fils de Daniel-Henry Kahnweiler, le célébrissime marchand de tableaux.
 
A la même époque, Michel Leiris collabore à La Révolution Surréaliste. Il s'y distingue par Glossaire j'y serre mes gloses, de subtiles définitions basées sur des jeux de mots. Le langage apparaît d'emblée comme la préoccupation majeure de l'écrivain, l'objet de son écriture.
 
Pendant les années vingt, Leiris écrit des textes surréalistes, dont Le Point Cardinal (1927) et Aurora, son unique roman qui ne sera publié qu'en 1946.
 
En 1929, il rompt avec le surréalisme et devient secrétaire de rédaction au sein de la revue Documents que dirige son ami Georges Bataille. Il y collaborera régulièrement de 1929 à 1930. C'est là qu'il rencontre Marcel Griaule qui lui propose de prendre part à l'une des plus grandes expéditions françaises d'ethnographie du XXe siècle: la mission Dakar-Djibouti (mai 1931-février 1933). Leiris va ainsi parcourir, pendant à peu près deux ans, l'Afrique de l'océan Atlantique jusqu'à la mer Rouge en tant que "secrétaire-archiviste" de la mission Dakar-Djibouti.
 
L'Afrique donnera à Leiris son premier livre important: L'Afrique Fantôme (1934); il lui doit également son métier d'ethnographe qu'il exerce jusqu'en 1971 au Musée de l'Homme. C'est de L'Afrique Fantôme que date la naissance de deux pratiques conjuguées en un seul et même livre: l'autobiographie et l'ethnographie. Le projet autobiographique est antérieur à la mission Dakar-Djibouti. Leiris tient depuis des années un journal intime, et c'est lors d'une recherche iconographique en 1930 pour Documents qu'il esquisse les premiers traits de ce qui deviendra L'Age d'Homme. Néanmoins, c'est L'Afrique Fantôme qui cristallise pour la première fois le projet autobiographique de Michel Leiris, c'est le premier livre où l'écrivain se donne à voir, s'expose.
 
C'est un peu faute de mieux que Leiris en est venu à l'autobiographie. Cette boutade de son Journal 1922-1989 est on ne peut plus explicite: «j'aime mieux être premier dans mon village que second à Rome». Leiris ne se faisait donc aucune illusion sur le peu de dignité de son genre littéraire en comparaison de ceux des autres. L'humiliation de cette petite abdication va s'exacerber pour porter l'autobiographie jusqu'à des seuils jamais franchis auparavant: très peu de complaisance envers soi-même, des révélations "honteuses", aucune trace d'héroïsme. L'Age d'Homme (1939), le livre le plus célèbre de Michel Leiris, est un exemple du genre. Il contient toutes les manies du Leiris autobiographe.
 
En 1940, Michel Leiris entreprend la rédaction de Biffures (1948), le tome qui ouvre La Règle du Jeu, l'œuvre littéraire la plus importante de l'écrivain. Cette règle du jeu, l'écrivain la cherchera pendant à peu près trente-six ans, puisque le quatrième et dernier tome, Frêle Bruit, ne paraîtra qu'en 1976.
 
Ces trente-six ans, Leiris les vit et les écrit. Sa mobilisation dans le sud oranais au début de la seconde guerre est racontée dans le tome II de La Règle du Jeu: Fourbis (1955). Dans cette région située entre l'Algérie et le Maroc, il vit une brève relation amoureuse avec une prostituée, Khadija. Cette relation est magnifiée dans le dernier chapitre de Fourbis. Tentative de suicide aux barbituriques en 1957. Leiris reste deux jours et demi dans le coma et en sort avec une cicatrice au cou, suite à la trachéotomie qu'il a dû subir. Cet événement sera abondamment commenté dans la partie centrale de Fibrilles (1966), le troisième tome de La Règle du jeu. Les multiples voyages de l'auteur (Afrique, Antilles françaises, Chine, Cuba…) fourniront une large matière aux différents tomes de La Règle du Jeu.
 
En contrepoint de La Règle du Jeu, Leiris fait son métier d'ethnographe, consacre d'importantes études à ce sujet, compose des poèmes et écrit des textes de critique d'art sur quelques-uns des artistes les plus importants du XXe siècle. André Masson, Joan Miró, Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Wifredo Lam et Francis Bacon sont les plasticiens à qui il a consacré assidûment des textes du début des années vingt jusqu'à la fin des années quatre-vingt: tout au long de son activité d'écrivain. Michel Leiris prête une écoute très attentive à ses moindres faits et gestes, mais n'est jamais sourd aux cris du monde qui l'entoure. Très peu d'intellectuels auront signé autant de pétitions et de déclarations collectives que lui. Il est notamment l'un des premiers signataires de la "Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie" (Manifeste des 121) publié le 6 septembre 1960.
 
La publication en 1976 du dernier tome de La Règle du Jeu n'épuisera pas la veine autobiographique de l'écrivain. Il continuera d'écrire des livres participant du genre autobiographique: Le ruban au cou d'Olympia (1981) et A cor et à cri (1988).
 
Michel Leiris est mort en 1990, mais la quantité impressionnante de manuscrits qu'il a laissés derrière lui est mise peu à peu sous presse. De telle sorte qu'on a vu apparaître depuis 1990 plusieurs publications posthumes, dont le très important Journal 1922-1989 (1992). La majeure partie de l'œuvre de Michel Leiris sera rassemblée dans La Pléiade en 2001.
 
Aziz Daki
 
 
 
 

 
1925 - Simulacre
1927 - Le Point Cardinal
1934 - L'Afrique Fantôme
1939 - L'Age d'Homme
1943 - Haut Mal
1946 - Aurora
1948 - Biffures (La Règle du Jeu - I)
1955 - Fourbis (La Règle du Jeu - II)
1961 - Nuits sans nuits et quelques jours sans jour
1964 - Grande fuite de neige
1966 - Fibrilles (La Règle du Jeu - III)
1971 - André Masson, "Massacres" et autres dessins
1974 - Francis Bacon ou la vérité criante
1976 - Frêle Bruit (La Règle du Jeu - IV)
1978 - Alberto Giacometti
1980 - Au verso des images
1985 - Langage tangage
1987 - Francis Bacon
1988 - Cinq études d'ethnologie
1988 - A cor et à cri
1989 - Bacon le hors-la-loi
1992 - Zébrage
1992 - Journal 1922-1989
1994 - Journal de Chine
 
 
 
 

 
- L'Afrique Fantôme
- L'Age d'Homme
- La Règle du Jeu
 
 
L'Afrique Fantôme
 
C'est en tant que «secrétaire-archiviste» que Michel Leiris participe à la Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti. A peine embarqué à Bordeaux sur le Saint-Firmin, il commence la rédaction de ses carnets de route.
 
La première éphéméride (19 mai 1931) montre bien de quelle optique vont participer les notes de l'écrivain: «Départ de Bordeaux à 17 h 50. Les dockers placent un rameau sur le Saint-Firmin pour indiquer que le travail est fini. Quelques putains disent au revoir aux hommes d'équipage avec qui elles ont couché la nuit précédente». Sans projet préconçu, Leiris commence la rédaction de ce qui deviendra L'Afrique Fantôme.
 
L'écrivain avait certes l'habitude de tout confier à un journal intime depuis 1922, journal dans lequel il n'écrira pas une seule phrase tout au long de son voyage en Afrique: nul besoin, puisque les notes qu'il prendra dans ce continent s'y substitueront. Pas tant d'ailleurs une rédaction de substitution qu'une rédaction analogue à celle du journal intime que Leiris va entreprendre en Afrique.
 
C'est donc un jeune écrivain bien rompu à la pratique du journal intime qui va noter quotidiennement, pendant 639 jours, différentes choses qui le touchent certes au premier chef, mais sans cesser de relever du cadre d'une mission ethnographique officielle, subventionnée par l'Etat. Ce qui fait de L'Afrique fantôme un livre hybride, «à double entrée» dira son auteur dans la préface de l'édition de 1981. Parce qu'à côté de la part belle que fera naturellement Leiris à son moi, il n'oubliera pas de décrire d'un point de vue ethnographique ce qu'il voit. L'Afrique fantôme est à cet égard un journal intime troublant, unique, compte tenu de la façon dont son auteur mêle brutalement, sans distinction de genre, des notations ressortissant à sa vie intime (mouvements d'humeur, rêves, préoccupations personnelles, obsessions sexuelles, rapports aux Africains) à des observations strictement ethnographiques.
 
Il faut insister sur le fait que le projet de ce journal n'a jamais été clairement établi par Michel Leiris. Il prendra forme au fur et à mesure de la progression de la Mission Dakar-Djibouti. Lorsque les notes deviennent relativement abondantes et que l'idée de les publier ne fait plus aucun doute pour l'écrivain, il commence la rédaction d'un «Avant-propos» (placé au milieu du livre) pour s'expliquer sur le tour trop personnel qu'il a donné à ses carnets de route, en faisant de son moi leur objet principal. C'est la première fois que Michel Leiris se voit dans l'obligation de s'expliquer au sujet du caractère autobiographique de son écriture. Ses arguments ne sont pas dénués d'une petite touche de perfidie: «C'est en poussant à l'extrême le particulier que, bien souvent, on touche au général; en exhibant le coefficient personnel au grand jour qu'on permet le calcul de l'erreur; en portant la subjectivité à son comble qu'on atteint l'objectivité».
 
C'est pratiquement la seule fois que Leiris va justifier sa disposition naturelle à se donner à lire. Cela se comprend d'ailleurs aisément une fois que l'on place L'Afrique Fantôme dans le cadre de la Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti. L'un des buts principaux de cette expédition: la collecte des objets. Réussite totale dans ce sens de la mission confiée à Marcel Griaule. Le plus clair des objets qui garnissent aujourd'hui la section africaine de la collection permanente du Musée de l'Homme sont ceux-là mêmes qui constituent le butin de la Mission Dakar-Djibouti. Or la collecte d'objets a été accompagnée de certaines pratiques qu'il aurait mieux valu taire au regard de l'image de marque de la Mission. Ces pratiques, Leiris va les dénoncer tout en s'y prêtant: «Le carnet d'inventaire s'emplit. Il ne nous est pas encore arrivé d'acheter à un homme ou une femme tous ses vêtements et de le laisser nu sur la route, mais cela viendra certainement». Puis vient l'épisode des vols des kono (le kono est un fétiche auquel les indigènes accordent d'immenses pouvoirs, et son vol par les membres de la Mission constituant à leurs yeux un geste hautement sacrilège, ils en seront horrifiés). Leiris dit tout sur ces vols; et s'il contribue de ses propres mains à emplir le carnet d'inventaire, il n'est pas dupe: «depuis le scandale d'hier, je perçois avec plus d'acuité l'énormité de ce que nous commettons».
 
Du point de vue ethnographique, ces pratiques dénoncées par un membre de la Mission sont perçues comme une trahison par les professionnels de l'ethnologie. L'amitié de Michel Leiris avec Marcel Griaule va en pâtir. Dans sa préface de l'édition de L'Afrique fantôme en 1951, Leiris écrit dans ce sens: «le non-spécialiste que j'étais avait pu faire partie [de la Mission Dakar-Djibouti] en qualité de secrétaire-archiviste et d'enquêteur ethnographique grâce à M. Marcel Griaule, qui en était le chef et avec qui me liait alors une amitié à laquelle le premier coup devait être porté par la publication même de ce livre, inopportun m'opposa-t-on, et de nature à desservir les ethnographes auprès des Européens établis dans les territoires coloniaux».
 
L'Afrique Fantôme est l'un des livres les plus attachants de Michel Leiris en raison même du naturel avec lequel il s'y décrit. L'Afrique Fantôme est à cet égard un témoignage très émouvant. C'est un homme sujet aussi bien à la sévérité du climat «Chaleur. Chaleur. Chaleur» qu'aux intempéries de son humeur «toute la journée j'ai broyé du noir» qui s'y livre au jour le jour. L'Afrique Fantôme ne cache rien des obsessions érotiques de son auteur (resté chaste pendant à peu près deux ans). Sa mauvaise humeur devient explosive lorsque des tracasseries de santé s'y mêlent: «Mal dormi cette nuit. Mal au ventre. Nouveaux crocros au pied droit. Aucune envie d'enquêter. Quand foutera-t-on le camp d'ici!»
 
L'Afrique dispensera aussi à l'écrivain de vrais moments de bonheur (en particulier pendant son long séjour en Ethiopie). Il lui doit aussi l'aiguillon qui affolera son lyrisme, et portera ses mots à la profusion qui donnera à Leiris son premier vrai livre.
 
Aziz Daki
 
 
 
L'Age d'Homme
 
«Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. J'ai des cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits caractéristiques de ma physionomie sont: une nuque très droite, tombant verticalement comme une muraille ou une falaise (...); un front développé, plutôt bossué, aux veines temporales exagérément noueuses et saillantes (...). Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé; mon teint est coloré; j'ai honte d'une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez fuyant dans mon caractère. Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le haut du corps incliné en avant; j'ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma poitrine n'est pas très large et je n'ai guère de muscles. J'aime à me vêtir avec le maximum d'élégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d'ordinaire profondément inélégant; j'ai horreur de me voir à l'improviste dans une glace car, faute de m'y être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante».
 
Telle est la première page de L'Age d'Homme, un vrai programme: celui-là même qui fonde l'entreprise autobiographique de Michel Leiris. Un autoportrait incisif, dévalorisant (sans trémolo), imprime d'emblée et rudement sur cette œuvre une effigie qui, à la façon des armoiries, montre la voie où Leiris a choisi d'engager son écriture tout en la distinguant de celle des autres. L'Age d'Homme est en effet le premier livre à strictement parler autobiographique de Michel Leiris. L'Afrique Fantôme est un journal intime, et en tant que tel, il n'échappe pas aux lois du genre (écriture rapide, mouvements d'humeur, etc), tandis que L'Age d'Homme est un livre de confession, minutieusement écrit et mûrement réfléchi. Son auteur y tient le pari de «dire toute la vérité et rien que la vérité». Et c'est justement là que se situe la nouveauté de l'entreprise de Leiris: tout dire, ne rien cacher, dévoiler les moindres petites manies et tics intimes, mettre des défauts au grand jour.
 
Leiris s'est longuement expliqué là-dessus dans le prière d'insérer de 1939 et dans la célèbre préface de la réédition du livre en 1946: «De la littérature considérée comme une tauromachie». S'exposer dans et par l'écriture est la seule façon capable aux yeux de l'écrivain d' «introduire ne fût-ce que l'ombre d'une corne de taureau dans une œuvre littéraire». Leiris, très épris de tauromachie, emprunte à cet art une métaphore qui l'aidera à préciser sa conception de la littérature. Le torero, c'est lui évidemment; «l'ombre d'une corne de taureau», ce sont tous les périls auxquels ses révélations ne manqueront pas de l'exposer, ne serait-ce que par rapport à son entourage qui peut prendre très mal cette confession publique. Cela demeure la seule façon valable selon l'écrivain de rompre avec une esthétique dénuée de substance, de donner une réalité à son livre, de l'engager dans « autre chose que (des) grâces vaines de ballerine».
 
Dans la préface de 1946, à un moment où il est imprégné de sa nouvelle amitié avec Sartre, Leiris écrit: «Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui m'apparut comme celui que je devais poursuivre, quand j'écrivis l'Age d'Homme».
 
L'entreprise autobiographique de Leiris dans L'Age d'Homme se ressent fortement de la psychanalyse. L'écrivain a suivi une thérapie psychanalytique avec le docteur Borel qui l'a encouragé à participer à la Mission Dakar-Djibouti. L'écrivain continuera à se faire psychanalyser, d'une façon intermittente, après son retour de l'Afrique. A cet égard, il convient de considérer l'écriture de L'Age d'Homme comme un acte visant à tout liquider pour voir clair en soi-même, pour se libérer de l'emprise de certaines choses inhibitrices. Le terme «catharsis» employé aussi bien dans le prière d'insérer de 1939 que dans la préface de 1946, est clair dans ce sens.
 
Au regard du titre, «L'Age d'Homme», on peut considérer qu'il ne correspond pas tout à fait au contenu du livre. Le passage de l'écrivain à son âge d'homme est moins manifeste que le fait de passer de la catégorie de l'enfance à une catégorie équivoque. Même les dernières pages dans lesquelles Leiris évoque des épisodes procédant de sa vie d'adulte baignent dans un climat d'irrésolution et d'incertitude inaptes à fixer l'écrivain dans un âge d'homme. Le livre ne se termine d'ailleurs pas avec l'une de ces phrases qui riment avec fin de l'ouvrage; il n'est même pas clos par un point, des points de suspension l'ouvrent sur une béance indéfinie: béance qui préfigure les autres livres où l'écrivain cherchera son âge d'homme (qui deviendra sa règle du jeu peut-être).
 
La composition de L'Age d'Homme est tout à fait remarquable. Le livre commence par la description physique de son auteur et ne plonge pas comme on pourrait le croire dans un récit rétrospectif. L'ordre chronologique n'est aucunement tenu en compte par l'écrivain. Il lui a restitué une distribution qui repose sur des entrées thématiques. Il s'agit d'une série de variations autour de thèmes auxquels l'écrivain assigne le rôle d'indicateurs de l'évolution de sa personnalité. Une espèce de décompte des souvenirs pour n'en retenir que ceux aptes à éclairer la personnalité de celui qui a «trente-quatre ans». Va-et-vient constant dans ce sens entre les souvenirs qui appartiennent à l'enfance de Leiris et les significations qu'ils entretiennent avec le monde de représentations mentales et affectives de l'écrivain.
 
Leiris commence par les grandes découvertes de son enfance: la mort, le vieillissement, le suicide, l'infini, l'âme, etc. Il organise ensuite le plus clair du livre autour des figures de Lucrèce et de Judith. Ces deux figures correspondent à l'idée que se fait Leiris de la femme en matière d'amour: «je ne conçois guère l'amour autrement que dans le tourment et dans les larmes; rien ne m'émeut ni ne me sollicite autant qu'une femme qui pleure (Lucrèce), si ce n'est une Judith avec des yeux à tout assassiner». Autour de Lucrèce et de Judith graviteront d'autres images liées par de profondes résonances à ces deux femmes. Leiris qui s'identifie très volontiers à Holopherne (la victime) et non pas à Sextus Tarquin (l'agresseur), écrit à la fin de son livre: «En 1933 je revins (de l'Afrique), ayant tué au moins un mythe: celui du voyage en tant que moyen d'évasion. Depuis, je ne me suis soumis à la thérapeutique (psychanalyse) que deux fois, dont l'une pour un bref laps de temps. Ce que j'y ai appris surtout c'est que, même à travers les manifestations à première vue les plus hétéroclites, l'on se retrouve toujours identique à soi-même, qu'il y a une unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu'on fasse, à une petite constellation de choses qu'on tend à reproduire, sous des formes diverses, un nombre illimité de fois».
 
C'est cette constellation de choses que l'écrivain a tenu à liquider dans ce livre, c'est cette constellation qui explique aussi la composition de L'Age d'Homme, très beau livre de Michel Leiris. A l'occasion de la réédition de son livre en 1946, Leiris note dans son Journal 1922-1989: «Un livre comme L'Age d'Homme fait de moi une ville qui livre son plan et ses clés». C'est probablement par ce livre qu'il convient de commencer lorsqu'on n'a jamais lu Michel Leiris.
 
Aziz Daki
 
 
 
La Règle du Jeu
 
La Règle du Jeu, l'œuvre littéraire la plus importante de Michel Leiris, comprend quatre tomes avec des titres aux consonances parfaites: Biffures (1948), Fourbis (1955), Fibrilles (1966) et Frêle Bruit (1976). Leiris a consacré quelques trente-cinq ans à la rédaction de cette œuvre résolument autobiographique. C'est dire l'immensité de la tâche, c'est dire aussi la façon extrêmement lente dont cette œuvre a progressé.
 
Chaque tome de La Règle du Jeu présente quelques traits particuliers qu'il convient de faire ressortir avant d'aborder l'unité de l'ensemble.
 
Biffures, ou l'importance du langage dans l'entreprise autobiographique de Leiris: pour cet écrivain, l'apprentissage du monde est intimement lié à son expérience du langage. A cet égard, il pousse ses fouilles très loin dans le monde de l'enfance. Il assigne à chacun de ses souvenirs l'importance d'une révélation par le langage. Les trois premiers chapitres reposent entièrement sur des «faits de langage». Mais Biffures n'est pas seulement tourné vers le monde de l'enfance: le présent est là, et Leiris ne cesse de le montrer. Ainsi les échos suscités dans la presse par la publication dans Les Temps modernes d'un chapitre de Biffures («Dimanche»), feront l'objet d'un large commentaire dans le dernier chapitre de ce même livre: «Tombour-trompette». Work in progress en quelque sorte, entreprise jamais sourde au monde qui l'entoure (monde qui ne cesse de l'alimenter au demeurant), c'est cela aussi La Règle du Jeu.
 
Fourbis débute par de très personnelles considérations sur la mort; et en filigrane du chapitre «Mort» apparaît le vœu sans conviction de l'apprivoiser par l'écriture. «J'estime, pour ce qui me concerne, que mon incapacité persistante de dominer la hantise de la mort m'empêche d'être tout à fait un homme et même, en quelque sorte, d'exister», écrit Leiris à ce propos. Fourbis, c'est aussi un idéal de l'amitié, et l'un des moments les plus intenses, les plus hautement lyriques de La Règle du Jeu: une expérience amoureuse rehaussée au rang d'un mythe, l'histoire vécue avec Khadidja.
 
Fibrilles: par certains aspects ce tome évoque très fortement Le Temps Retrouvé de Proust. L'idée du temps qui obsède Leiris, son écriture qu'il somme de le «mettre en échec», les trois distinctions qu'il opère entre le temps de ses souvenirs, le temps de l'acte d'écrire, et le temps de la lecture; et surtout le temps de la désillusion quant à la découverte d'une règle qui justifie et rachète à la fois une entreprise autobiographique gigantesque; tout cela rapproche Fibrilles du dernier tome de La Recherche. Le coup de génie de Leiris est de s'être livré à une réflexion soutenue sur ce que sa règle du jeu veut dire dès Fibrilles, ce qui a complètement libéré le dernier tome, Frêle Bruit, en le dispensant de la découverte d'une conclusion impossible. Fibrilles, c'est aussi une sérieuse tentative de suicide et un tissage complexe entre ces trois données auxquelles l'écrivain confère une importance capitale dans sa vie: l'amour, la mort et l'art.
 
Frêle Bruit est le tome qui clôt La Règle du Jeu. C'est un tome extrêmement déconstruit où l'esthétique du fragmentaire est préférée à la continuité discursive et à la logique des articulations. Leiris écrit dans le prière d'insérer de Frêle Bruit qu'il «a laissé la poésie primer l'enchaînement logique» dans ce livre. Et c'est vrai que Frêle Bruit est à placer sous le signe de la poésie. C'est un livre très aéré; les espaces y fourmillent, des poèmes tels quels y sont introduits. Frêle Bruit, c'est aussi beaucoup de voyages dans le monde, un engagement politique en faveur du mouvement révolutionnaire de Cuba et une sympathie déclarée pour les manifestations des étudiants en 1968.
 
«Ce livre, tissé de ma vie et devenu ma vie même», c'est en ces termes que Leiris a décrit La Règle du Jeu. La formule n'est nullement exagérée du fait que cet ouvrage constitue réellement une entreprise unique dans le genre autobiographique. L'originalité en réside dans l'acharnement de son auteur à «voir clair en lui-même» sans que rien, en trente-cinq ans, n'ait réussi à le détourner de ce but.
 
Il existe très peu de faits, tels que ceux qui peuvent donner du sel au récit de la vie d'un homme, dans La Règle du Jeu. L'analytique y prédomine, et de loin, le narratif. Ce qui ne facilite pas beaucoup la tâche aux commentateurs de cette œuvre, parce que Leiris y joue tout en délimitant le cadre de son jeu, et sans cesser, de surcroît, de dénombrer les entorses qu'il fait en jouant. La chose et son revers, ne jamais se contenter d'un premier ou d'un deuxième niveau d'analyse, pousser l'écriture jusqu'à dépouiller le détail de ses infimes possibilités de sens, c'est cela aussi l'une des règles du travail littéraire de Leiris dans La Règle du Jeu.
 
Au point de vue de l'écriture, le procédé favori de Leiris consiste à agir par associations d'idées. Il part d'un thème et cherche tout ce qu'il peut éveiller en lui. L'esprit de l'auteur est constamment réceptif aux résonances de quelques natures qu'elles soient. Il traite par exemple d'une chose ancrée dans un temps proche de celui de l'écriture. Cette chose qui constitue l'artère principale appelle une autre chose qui appartient au monde de l'enfance; et Leiris quitte volontiers l'artère pour emprunter la petite voie, développe méticuleusement ce qu'il y rencontre, avant de revenir à l'artère principale lorsque la petite voie empruntée ne s'avère pas elle-même porteuse d'autres résonances. «Le défaut de la ligne droite» est partout dans La Règle du Jeu.
 
«Vivre poétiquement», tel est l'un des buts avoués de cette règle du jeu que n'a cessé de chercher Leiris tout au long des quatre tomes de son ouvrage. Leiris dira aussi: «forger un code à la fois littéraire et moral» et plus explicitement: «j'ai voulu me construire une poétique et une éthique imbriquées l'une dans l'autre et capables, sans divergences, de me guider en tous domaines». Au vrai, la poésie semble être la clef de voûte de cette règle du jeu. L'écrivain a toujours voulu garder, d'une façon visible, un noyau poétique à cette œuvre autobiographique. Il avoue d'ailleurs sans fard dans Fibrilles qu'il a toujours voulu donner une tournure poétique à La Règle du jeu. Dire toutefois que la règle du jeu de l'art autobiographique de Leiris est une autobiographie poétique ne signifie aucunement que l'écrivain a fixé d'une façon définitive les règles de son autobiographie. Trouver une règle du jeu sous forme d'une formule équivaut en quelque sorte au deuil de l'écriture. Or si Leiris a adopté dans Frêle Bruit (le dernier tome) une écriture délibérément poétique, cette façon de faire va en quelque sorte le mettre en appétit pour écrire d'autres livres participant du même esprit. Réussite totale dans ce sens de La Règle du jeu, qui loin d'épuiser la veine autobiographique de Leiris lui donnera la clef (et surtout le comment) pour écrire deux magnifiques livre: Le Ruban au cou d'Olympia et A Cor et à cri.
 
Aziz Daki
 
 
 
 

 
- Colloque Bataille-Leiris 1997
 
- Michel Leiris, biographie d'Aliette Armel
 
- Regard sur l'autobiographie leirisienne, Sylvie Boyer
 
- The seventh arrival of the night (en anglais, présentation de Michel Leiris)
 
- Introduction à l'ethonologie
 
- Infosurr, encyclopédie multimedia du surréalisme
 
- Portrait de Michel Leiris par Francis Bacon