Remarques liminaires au Dictionnaire Khazar
Milorad Pavic, in Le Dictionnaire Khazar, Editions Belfond 1988

 
L'auteur actuel de ce livre assure le lecteur qu'il ne sera pas condamné à mourir après l'avoir lu, comme ce fut le sort de ses prédécesseurs, en 1691, quand Le Dictionnaire Khazar en était encore à sa première édition et avait encore son premier auteur. A propos de cette première édition, il est nécessaire de donner quelques explications mais, afin de ne pas s'étendre inutilement, le lexicographe propose un contrat au lecteur: le lexicographe écrira ses observations avant le dîner, et le lecteur les lira après le repas. Ainsi la faim poussera le lexicographe à être bref et le lecteur, rassasié, lui, ne trouvera pas l'introduction trop longue.
 
Fragments conservés de la préface de l'édition originale de Daubmannus publiée en 1691 et détruite (traduit du latin)
 
1. L'auteur conseille au lecteur de ne saisir ce livre qu'en toute dernière extrémité. Et même s'il se contente de l'effleurer, qu'il le fasse le jour où son esprit et sa vigilance sont plus aiguisés que d'habitude, et qu'il le le lise comme s'il allait attraper la fièvre "sauteuse", cette maladie qui saute un jour sur deux et ne vous donne de la fièvre que les jours féminins de la semaine...
 
2. Imaginez deux hommes qui tirent chacun à une extrémité d'une corde, maintenant de cette façon un puma en son milieu. S'ils veulent s'approcher en même temps l'un de l'autre, le puma les attaquera car la corde ne sera plus tendue; il faut donc garder la corde bien raide afin que le puma reste à égale distance de chacun d'eux. C'est pour la même raison que l'écrivain et le lecteur arrivent difficilement à se rapprocher; leur pensée commune est maintenue serrée par un fil que chacun tire de son côté. Si nous demandions au puma, c'est-à-dire à la pensée, comment il voit les deux autres, il pourrait dire que les deux proies mangeables tirent à chaque extrémité d'une corde celui qu'elles ne peuvent pas manger.
 
8. Garde-toi bien, mon frère, de trop flatter et gratifier de courbettes empressées les gens qui ont le pouvoir dans la bague, et dirigent par le sifflement de l'épée. Ils sont toujours entourés d'une foule de gens qui leur font la cour contre leur gré, parce qu'ils sont obligés d'agir ainsi. Ils y sont contraints parce qu'ils gardaient une abeille sur leur chapeau ou cachaient de l'huile sous leur aisselle, parce qu'on les a pris en flagrant délit, et qu'ils le paient maintenant, leur liberté tient à un fil, ils sont prêts à tout. Ceux d'en haut, qui gouvernent tout, le savent bien et en profitent. Prends donc bien garde qu'ils ne te confondent pas, toi l'innocent, avec les coupables. Cela t'arrivera si tu te mets à trop les flatter et à leur faire des courbettes: ils te classeront parmi les hors-la-loi et les malfaiteurs, pensant que tu es de ceux qui ont une tache à l'oeil et que tout ce que tu fais, tu ne le fais pas de ton plein gré et avec conviction, mais parce que tu y es obligé, afin d'expier ta mauvaise action. Et ces hommes-là ne méritent pas d'être respectés, on leur donne des coups de pied comme aux chiens, et on les pousse à commettre des actes qui ressemblent à ceux qu'ils ont déjà commis...
 
9. En ce qui vous concerne, vous, les écrivains, pensez à la chose suivante: le lecteur est un cheval de voltige auquel il faut enseigner à attendre, après chaque travail bien fait, un morceau de sucre en récompense. Si le morceau de sucre fait défaut, il ne reste rien de la leçon. Quant à ceux qui jugent un livre, les critiques littéraires, ils sont comme les maris trompés: ce sont les derniers à apprendre la nouvelle...